1. Ibid., p. 329↩︎

  2. W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., chap. I↩︎

  3. Ibid., chap. II↩︎

  4. Citation de Demachy M. Frizot et R. Delpire, Histoire de voir: Le médium des temps modernes (1880-1939), Centre National de la Photographie, Paris, 1989, vol. Le médium des temps modernes (1880-1939), p. 70↩︎

  5. Id.↩︎

  6. A. Rouillé, La photographie, op. cit., p. 315↩︎

Les pictorialistes donc restent dans une optique d’héritage du tableau. Le pictorialisme se traduit aussi par une volonté d’opposition au quantitatif, possible par la reproduction technique de la photographie : « Multiplier c’est perdre le contact avec l’original1 » — théorie remise en cause par Walter Benjamin, tout d’abord car il existe d’autres techniques de reproduction préexistant à l’art photographique comme la gravure sur bois, l’eau-forte et la lithographie2 ; puis la reproduction mécanisée « […] s’affirme avec plus d’indépendance par rapport à l’original que la reproduction manuelle3 ».

fig. 2 lutte de Robert Demachy (1904), 17.4 x 11.6 cm, impression à la gomme bichromaté, Metropolitan Museum of Art

On peut citer Robert Demachy avec son œuvre Lutte (1904) (fig. 2), le rendu est volontairement pictural. Il disait lui-même : « l’image définitive obtenue photographiquement ne devra son charme artistique qu’à la façon dont l’auteur pourra la transformer4 » — ainsi pour lui il n’y a pas de création dans la prise de vue ; la véritable « touche » artistique passe par sa technique de retouche. Ainsi François Soulage définit la palette d’outil : « Avec les reports à l’huile, le charbon, ou le bormoil, la gomme bichromatée est le principal moyen d’intervention d’une palette dont dispose Demachy pour transformer non pas l’image mais le style pictural5 ». En effet, André Rouillé explique ainsi que « […] ces photographes qui ont tous plus ou moins fréquenté les ateliers d’artistes et assimilé le rôle sacré alors accordé à la main dans l’art6 ». Il est alors intéressant de le comparer avec une production par IA inspiré par une vision, une volonté académique. Le portrait d’Edmond de Belamy (2018) (fig. 3) du collectif Obvious, est le résultat d’un algorithme de réseaux antagonistes génératifs (ou GAN) ayant appris selon une base de données de milliers de photographies numériques de portrait « classique ». Ces deux projets présentent en effet des traitements pour ressembler à l’existant.

fig. 3 Edmond de Belamy du collectif Obvious 700 × 700 mm, impression jet d’encre sur canvas
  1. Ibid., p. 341↩︎

  2. Id.↩︎

  3. Traduction : [Les artéfacts] sont entre quelque chose de numérique et pictural Limites et potentiels de l’intelligence artificielle — Forum Vertigo 2020 (2/5), op. cit.41:00↩︎

  4. A. Rouillé, La photographie, op. cit., p. 344↩︎

  5. Ibid., p. 335↩︎

  6. A. Weill, Le Design graphique, op. cit., p. 29↩︎

Il y a dans les deux œuvres un rapport à la technique : « Le pictorialisme commande d’humaniser l’objectif, d’en atténuer les caractères machiniques. C’est ainsi que sont conçus les multiples dispositifs optiques paradoxaux mêlant des objectifs avec des éléments destinés à en inverser les qualités7 » — en effet André Rouillé, indique que pour avoir un rendu non-photographique, les pictorialismes utilisent dès la prise de vue des systèmes pour aller du net au flou et obtenir de ces alliages des « contours moelleux8 ». On retrouve donc une production qui, pour paraître « anti-photographique », utilise et détourne les techniques photographiques et applique une « touche » sur l’image négative. Ce mouvement n’est donc pas dans une « méconnaissance » (cf. critiques ) de l’art photographique ; mais plutôt une forme de détournement. Le collectif Obvious par l’usage d’algorithmes génératifs antagonistes (— dont nous définirons la fonction en deuxième partie) ancre leur pratique dans la technique algorithmique.

Les traitements convolutifs proposés par le collectif Obvious engendrent « une touche », pour Klingermann la Neural Aesthetic produit des artefacts : « [The artefact] in between something digital and paintely9 ». Le collectif Obvious n’ajoute pas de touches à la forme produite contrairement à Demachy. C’est l’usage de l’algorithme qui modifie le style pictural.
Ainsi André Rouillé indique : « La retouche n’est plus cosmétique mais une action en profondeur destinée à transcender un produit industriel en œuvre d’art10 » — Or pour le portrait de Belamy, il n’y avait pas de retouche. Obvious utilise une touche artificielle, donc résidu esthétique hérité de l’algorithme et du corpus d’apprentissage alors que Demachy — et les pictorialistes — sont dans une optique de distanciation avec l’héritage photographique.
Mais est-ce pertinent de comparer ces deux productions artistiques ?
« Pour Constant Puyo, le doctrinaire du pictorialisme, le sujet n’est rien, l’interprétation est tout11 » — le sujet est donc prétexte à une interprétation plastique de l’image.
Pour le portrait de Belamy, le sujet est au contraire primordial, c’est par le choix des portraits que le collectif collecte la base de données d’apprentissage, c’est dans une optique généalogique qu’ils produisent le portrait. Ces deux pratiques apparaissent à priori proches l’une de l’autre par leurs esthétiques, mais les intentions demeurent complètement distinctes, car produites dans des contextes sociaux et historiques complètement différents. L’intuition de comparer ces deux pratiques permet de mettre en exergue certaines similitudes, mais présente rapidement des limites. Le pictorialisme s’inscrit dans une continuité des métiers de l’art, à une époque où la photographie peine à « s’authentifier ». Alors que l’art génératif — et par extension le portrait de Belamy — est authentifié et est diffusé par les institutions à l’instar de la conférence Vertigo présentée en introduction.

Le portrait d’Obvious est signé avec une formule mathématique faisant référence au modèle des GAN proposé par Ian Goodfellow. Donc le collectif ne se considère pas comme auteur, il ne considère pas non plus leur base de données comme « l’auteure » du processus. En inscrivant la formule, c’est le modèle de l’algorithme qui est l’auteur, et par extension Ian Goodfellow. La démarche, sous forme de clin d’œil, parait absurde à transposer dans d’autres disciplines artistiques : Est-ce que les photographes signent sous le nom de « Daguerre » — ou en inscrivant les formules chimiques de la fixation photosensible ? Est-ce que les peintres de la renaissance italiennes signent « Alberti » ?

Il y a donc une primauté de la technique pour Obvious. À contrario, Demachy utilise un monogramme pour signer son œuvre, inspiré par une volonté japonisante et par le modernisme, il s’inspire clairement des artistes de la sécession viennoise qui « […] en font un exercice de recherche d’équilibre par un géométrisme architecturé12 ». Ces deux distinctions dans la signature démontrent une déchirure, une fracture, entre les différentes notions d’auteurs, sont à questionner. L’un se considère comme auteur, modifiant une image par le geste, l’autre considère une primauté de l’algorithme sur le reste.