1. P.-D. Huyghe, « L’outil et la méthode (fac similé) », Back Office, Design graphique et pratiques numériques, no 1, 2017, p. 67↩︎

  2. A. Rouillé, La photographie, Gallimard, Paris, 2005, p. 318↩︎

  3. Id.↩︎

  4. Id.↩︎

  5. P.-D. Huyghe, « Le devenir authentiques des techniques », Centre national de la recherche technologique, Rennes, 2004 (en ligne : http://pierredamienhuyghe.fr/documents/audio/huyghethomson04rec.mp3 ; consulté le 15 mars 2021)16:00↩︎

  6. A. Rouillé, La photographie, op. cit., p. 384↩︎

  7. M. Frizot et R. Delpire, Histoire de voir: De l’invention à l’art photographique (1839-1880), Centre National de la Photographie, Paris, 1989, vol. De l’invention à l’art photographique (1839-1880), p. 12↩︎

Ce moment de question-réponse met en évidence une forme de rupture avec l’art précédent et une certaine difficulté de se situer dans les différents mouvements existants. On retrouve un écho avec l’apparition de la photographie au XIXe siècle qui remet en cause l’art pictural, Pierre Damien Huyghes écrit : « lorsqu'apparait la photographie, Baudelaire s’inquiète pour l’art, en l'occurrence la peinture1 ». En effet, Baudelaire effectue trois rejets notables : celui de l’industrie, « […] la plus mortelle pour l’art2 », celui du réalisme : « […] qui croit à la possible “reproduction exacte de la nature3” », Celui de la bourgeoisie : « […] accusée de contempler sa triviale image sur le métal4 ».

Ainsi Huyghe explique « [la photographie] au départ bricolage au succès inattendu, remettait en cause des savoir faire, les peintres, et remettait en cause un marché, celui de la peinture5 ».

Rouillé explique que Baudelaire voyait en la photographie la « sottise » d’un public persuadé que l’art ne « peut être que la reproduction exacte de la nature6 ». On rapproche très souvent la photographie au « réel » — à l’expérience du réel. Or il est intéressant de noter qu’à l’origine elle fut comparée à la peinture. Ainsi lorsque F. Morse voit pour la première fois un daguerréotype en mars 1839, il écrivit :

Il a été frappé par la netteté de l’image qui contient tous les détails, même les plus superflus aux yeux d’un peintre : « Nulle peinture ou gravure ne peut prétendre s’en approcher […] ; en parcourant une rue du regard, on pouvait noter la présence d’une pancarte lointaine sur laquelle l’œil arrivait à peine à distinguer l’existence des lignes ou des lettres7 »

  1. M. Frizot et R. Delpire, Histoire de voir: De l’invention à l’art photographique (1839-1880), Centre National de la Photographie, Paris, 1989, vol. De l’invention à l’art photographique (1839-1880), p. 12↩︎

  2. W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, s. l., 1935, chap. II↩︎

  3. R. Barthes, La chambre claire, Cahiers du cinéma Gallimard Seuil, Paris, 1980, p. 55↩︎

  4. A. Rouillé, La photographie, op. cit., p. 74-75↩︎

  5. Ibid., p. 75↩︎

  6. M. Frizot et R. Delpire, Histoire de voir: De l’invention à l’art photographique (1839-1880), op. cit., p. 12↩︎

Il est intéressant de noter la relation épistolaire entre Daguer et Morse. En effet, l’un et l’autre sont à l’origine de la photographie et de l’information. La photographie numérique, photographie encodée sous forme de fichier numérique, est en quelque sorte une composition de ces deux idées. Ainsi il y a une faculté de conservation de détail après le temps du cliché qui avec les méthodes de reproduction — pas encore mises au point en 1839 — permettent de créer une emphase sur des éléments à priori indiscernables. Ainsi Walter Benjamin indique que la reproduction peut « […] en photographie, révéler des aspects de l’original accessibles non à l’œil nu8 ». Roland Barthes écrit, à propos des premiers photographes :

Le premier homme qui a vu la première photo […] a dû croire que c’était une peinture : même cadre même perspective. La Photographie a été, est encore tourmentée par le fantôme de la Peinture […] ; elle en a fait, à travers ses copies et ses contestations, la Référence absolue, paternelle, comme si elle était née du Tableau9 

La perspective albertienne, que l’on retrouve en photographie avec l’« écrasement » des perspectives, provoque donc aux prémisses photographiques le comparatif au tableau. Plus encore : « La photographie parachève, rationalise et mécanise l’agencement qui s’est imposé en occident à partir du quattrocento : la forme symbolique de la perspective10 » plus qu’une simple ressemblance, elle impose la perspective albertienne à l’image. « L’habitus perspectif qui s’est déployé avec le tableau perspectiviste n’est pas remis en cause au milieu du XIXe siècle par la photographie, il est au contraire systématisé par l’optique et par l’emploi obligé de la chambre noire11 ».

L’essor des différentes optiques et de la grammaire photographiques (déformation avec de courtes et longues focales sur des sujets à taille d’hommes par exemple) — a donc permis à la photographie de se distinguer du tableau. Aux prémices photographiques : « Les objets en mouvement ne laissent aucune empreinte […] Le boulevard, bien que constamment parcourue par un flot de piétons et d’équipages était parfaitement désert, exception faite d’une personne se faisant cirer ses bottes12 » ajoute Morse. Ainsi aux origines, le daguerréotype n’imprime pas la trace des hommes, seul subsiste les décors, des toiles de fond immuables. Il ne s’agit pas d’une empreinte du monde à un instant t (instant décisif), mais d’une pose longue — delta t. Il s’agit sans doute d’un élément qui à l’essor photographique permet une distance de l’image produite à la nature, au vivant.

  1. V. Flusser, Pour une philosophie de la photographie, J. Mouchard (trad.), Circé, Arles, 1993, p. 53↩︎

  2. P.-D. Huyghe, « Le devenir authentiques des techniques », op. cit.12:00↩︎

  3. E. Gombrich, Histoire de l’Art, Phaidon, Paris, 1963, p. 615↩︎

  4. A. Rouillé, La photographie, op. cit., p. 385-386↩︎

Puis dans un second temps, avec les améliorations techniques, les images photographiques viennent se « substituer » au réel. Vilém Flusser indique que pour le spectateur naïf : « à ses yeux, les photos représentent le monde lui-même13 » — on est passé d’une comparaison au Tableau, dans ces prémices photographiques, à une comparaison au réel ; et donc lorsqu’une IA arrive à produire une image photographique on la considère comme telle. C’est à cause de la coexistence de l’image générée par IA et de l’image photographique que l’on en confond la portée. C’est la contemporanéité des deux techniques (dans le sens défini par Pierre Damien Huyghe, à savoir : « Coexistence de mots ou de comportements qui ne date pas de la même période, mais qui existe ensemble dans une époque14 »), qui provoque cette superposition.

Il faut donc se poser les questions photographiques, car bien qu’elle ne soit pas de nature photographique, la génération par IA en prend tous les attraits. L’arrivée de la photographie provoque donc une rupture avec la libération de la peinture comme moyen de représentation. Ernst Gombrich parle lui-même de rivalité entre peinture et photographie. Pour lui, la peinture n’avait pas comme sujet unique le réel, mais le lien avec la nature offrait un ancrage15. Cette technologie s’immiscera dans le champ de l’art, par l’art photographique, mais aussi en modifiant considérablement les pratiques artistiques picturales ; d’autres pratiques émergent en réaction à l’apparition de la photographie. Ainsi André Rouillé explique :

Globalement, les peintres modernes de la deuxième partie du XIXe siècle opposeront dans leur pratique une double résistance aux effets de l’industrialisation : soit ils imiteront l’adversaire, en l’occurrence la photographie ; soit changerons de terrain en engageant la peinture sur des territoires inaccessibles à la photographie16.

  1. Ibid., p. 387↩︎

  2. Ibid., p. 388↩︎

  3. Ibid., p. 387↩︎

  4. Ibid., p. 389↩︎

  5. Ibid., p. 392↩︎

  6. Id.↩︎

  7. Ibid., p. 391↩︎

Ainsi, « l’impressionnisme, lui, s’inscrit au contraire [de la peinture académique] la peinture dans l’ici et maintenant17 » — il réitère donc le sujet photographique et produit donc un changement des sujets, plus dans une représentation de la beauté idéale ni dans des modèles mythologiques. « La transcendance a fait place à l’immanence, et l’éternel à l’éphémère18 », explique André Rouillé. Une image photographique n’est donc pas exclusivement un document photographique. Ainsi « Les toiles impressionnistes comme les clichés photographiques sont des images de lumière19 » : Elle est leur force leur énergie, leur singularité, étaye Rouillé. La peinture impressionniste se rapproche donc de la photographie par le sujet et le traitement de la lumière, mais s’en distingue ouvertement par la couleur20. Puis elle s’y distingue aussi par « […] l’effacement de la perspective, c’est-à-dire l’avènement de la planéité, l’une des principales régulatrices de la peinture moderne, qui constitue un autre défi lancé à la photographie qui, elle, porte au contraire la perspective classique à son degré ultime en la mécanisant21 ». Puis on retrouve aussi chez les impressionnistes une distance par rapport à la finesse des détails, comme le soulignait Morse. Les tableaux impressionnistes se basent sur des « vas et vient » : au plus près pour admirer le travail pictural et à distance pour découvrir la figure22. Une finesse des détails tout aussi mécanisée par la pose photographique — que l’on retrouvait historiquement dans la peinture :

La finesse des détails supposée témoigner de la maitrise du métier de peindre, ou de la puissance descriptive de la photographie, assure aux tableaux comme aux épreuves une même apparence de près comme de loin. En dépit de leur différence de taille, la photographie et le tableau traditionnel suscitent un semblable regard scrutateur, qui s’attache aux détails, et qui se contemple à une distance déterminée23.

  1. A. Masure, « Résister aux boîtes noires. Design et intelligences artificielles », Cités, N°80, no 4, 2019, p. 44↩︎

  2. P.-D. Huyghe, « Le devenir authentiques des techniques », op. cit.1:00↩︎

  3. F. Soulages, Esthétique de la Photographie, Nathan Photographie, Paris, Nathan, 2001, p. 140↩︎

  4. W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., chap. VII↩︎

  5. E. Mahieu, « Aby Warburg : l’art de la fuite », Essaim, n° 21, no 2, Érès, 1er novembre 2008, p. 73-89↩︎

  6. A. Manaranche, « Atlas Mnémosyne – Aby Warburg », sur Index Grafik, 24 mai 2016 (en ligne : http://indexgrafik.fr/atlas-mnemosyne-aby-warburg/ ; consulté le 3 juin 2021)↩︎

L’arrivée de la photographie dans le champ de l’art a ainsi complètement bouleversé les pratiques artistiques par la remise en cause du sujet, de la lumière, de la perspective albertienne et du détail. À contrario, la photographie « artistique » à ses prémices n’avait pas pour objectif de s’émanciper de l’esthétique picturale mais de la copier. Anthony Masure, dans son article Résister aux boîtes noires dresse un parallèle entre l’usage d’IA dans le domaine artistique avec l’histoire de la photographie, qui n’arrive à s’authentifier comme telle que dans un second temps : « Il en va ainsi, par exemple, de l’apparition de la photographie qui emprunte les vieux habits de la peinture avant d’être “découverte”, dans un second temps, par des artistes parvenant à la faire exister comme art24 ». Masure découpe donc en deux temps l’art photographique avec découverte formelle puis une découverte esthétique. « L’authenticité n’est pas une donnée immédiate, mais quelque chose qui se produit […] à la suite de ce que j’ai appelé […] l’installation dans la culture25 » — explique Pierre-Damien Huyghe. Or différentes pratiques photographiques mettent à mal cette chronologie : Eugène Atget ne considérait pas sa production comme « artistique » : « Ce sont des documents, j’en ai des milliers26 », disait-il à ceux qui lui rétorquaient que ses photos devraient être exposées comme chef d’œuvres. Il y a eu quelque part un transfert du document à l’objet artistique, involontaire de la part Atget. Pour Walter Benjamin, « […] les photographies d’Atget prennent la valeur de pièces à conviction27 » dans le « procès de l’histoire », c’est-à-dire que ses clichés, situées dans le Paris du début du XXe siècle deviennent des indicateurs d’une époque et d’un lieu.
Ce travail, lié à une approche du corpus, trouve un écho dans le travail Aby Warburg. Contemporain d’Atget, « Warburg s’intéresse à la dialectique du style, à ce qui fait symptôme dans l’image28 ». Ainsi :

Il développa à partir de 1926 une nouvelle approche de sa discipline en établissant des correspondances inattendues entre des reproductions d’œuvres parfois très éloignées dans le temps, le style et la technique, épinglées sur une toile noire puis photographiées avant d’être éventuellement modifiées29

  1. P.-D. Huyghe, « Le devenir authentiques des techniques », op. cit.22:30↩︎

  2. « Chef d’œuvre photographique du MOMA, La collection Thomas Walther », Jeu de Paume, Paris, s. d.↩︎

  3. P.-D. Huyghe, « Le devenir authentiques des techniques », op. cit.24:00↩︎

  4. A. Masure, « Résister aux boîtes noires. Design et intelligences artificielles », op. cit., p. 44↩︎

  5. A. Rouillé, La photographie, op. cit., p. 330↩︎

  6. Les artistes qui utilisent cette technologie d’une façon différente de leur usage, malmènent ou cassent des systèmes […] font avancer la technologie […] C’est vraiment utile, voir plus utile que les personnes qui développe la technologie Limites et potentiels de l’intelligence artificielle — Forum Vertigo 2020 (2/5), op. cit.1:26:00↩︎

L’authentification pour Pierre-Damien Huyghe vient de « ces artistes ont permis l’authentification culturelle de la photographie, en montrant ce qui pouvait être montré avec elle et avec elle seulement30 ». Ainsi l’exposition Chef d'œuvre photographique du MoMA, au Jeu de Paume présente cette « redécouverte » par les avant-gardes :

Après avoir été mise au point comme technique au XIXe siècle, la photographie ne serait enfin « découverte » dans toutes ces possibilités créatives, de l’art à la photographie appliqué, que cent ans plus tard, au tournant des années 1920 : c’est sous la plume de l’artiste et théoricien László Moholy-Nagy que cette idée est énoncée31.

fig. 1 Il fumatore–il cerino–la sigaretta de Anton Giulio et Arturo Bragaglias (1911), 11 x 10.4cm, Tirage gélatino-argentique, Museum of Modern Art, New York City

On peut citer Anton Guilo Bragaglia et Arturo Bragaglia qui reprennent la technique scientifique de la chronophotographie dans leur série il fumatore — il cerino — il sigaretta (1911) (fig. 1). De la même manière que les artistes utilisant l’IA, ils détournent l’usage scientifique de la technique pour effectuer des expérimentations esthétiques.
Cette étude du mouvement intéresse plastiquement les futuristes italiens, qui dans leur proposition, veulent s’émanciper d’une image statique en décalage avec la vitesse de la société moderne. Pour Pierre-Damien Huyghe :

Dans son moment d’installation, la photographie était originale techniquement, mais elle ne l’était pas esthétiquement […], elle était imitative, elle donnait, en moins couteuse, des images de même type que la peinture, c’est ensuite seulement que l’esthétique photographique c’est avéré et c’est ensuite seulement […] qu’une culture de la photographie […] a pu se développer32.

Ainsi Masure explique que cette composante imitative se retrouve dans ces nouvelles générations par IA : « En ce sens, de nombreuses démonstrations techniques réalisées sous le nom d’IA échoueraient à faire art, si l’on entend sous ce nom une capacité à dérouter (conduire) une technique dans des directions qui ne seraient pas immédiatement attendues33 »
Pour Eugène Durieu, président de la Société française de photographie de 1855 à 1858 : les procédés artistiques ont : « des règles, des difficultés qui sont leur condition d’être, et qui n’est pas permis de méconnaitre sans détruire la spécificité artistique qu’il représente34 » rapporte André Rouillé. Comprendre les règles photographiques, c’est en comprendre les spécifiés ; et décliner ce procédé aux arts génératifs. Mais la photographique a pour vocation de produire des images, pas les IA. L’intelligence artificielle néo-connexionniste — de Machine Learning — manipule des données, produit des raisonnements à l’aide de bases de données et produit une donnée par prédiction. Robbie Barrat explique ainsi : « The artists who are using this technology in a way that not meant to be used, misusing systems or breaking systems […] pushing the use of technology forwards […] it is incredibly useful, arguably more useful than the people developing the technology35  ». Ainsi le travail des artistes est dans le détournement de ces pratiques.

  1. V. Flusser, Pour une philosophie de la photographie, op. cit., p. 9↩︎

  2. D. Pellerin, La photographie stréréoscopique, sous le second empire, Bibliothèque Nationale de France, Paris, 1995, p. 5↩︎

  3. Citation de Jacques Aumont dans L’image, 1995 F. Soulages, Esthétique de la Photographie, op. cit., p. 73↩︎

  4. V. Flusser, Pour une philosophie de la photographie, op. cit., p. 57↩︎

  5. E. Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Les éditions de minuit, Paris, 1982, p. 45↩︎

Pour Vilém Flusser, les images ont des qualités d’abstractions (réduction des quatre dimensions de l’espace-temps en deux (passage d’un monde tridimensionnel en mouvement à une surface bidimensionnelle figée36). La perceptive est donc conséquence de cette réduction.
Mais on peut remettre en question ce principe qui dès le début est bafoué : avec les dioramas dès le XIXe et d’autres inventions telles que le stéréoscope où l’on veut s’émanciper de la « platitude » de l’image imprimée. Plus récemment d’autres essors technologiques remettent en cause cette idée de réductions de l’espace : la 3d stéréoscopique, qui propose une profondeur dans un cadre : dans le cinéma ainsi que dans le jeu vidéo avec la Nintendo 3ds (2011), plus encore l’image peut s’affranchir du cadre dans le domaine de la réalité virtuelle (VR). Mais est-ce que cette émancipation de la bidimensionnalité n’est-elle pas vaine ? Le stéréoscope était classé par Baudelaire parmi « les joujoux scientifiques37 ». Est-ce que regarder une vidéo sur une Nintendo 3DS ou en réalité virtuelle est une expérience semblable au réel ?
Ainsi la 3DS propose un cadre — un point de vue statique et borné (autrement dit, les « trois » dimensions définissant l’espace sont limitées). La VR — par le prisme de l’écran — réduit le rendu à une matrice visible par l’utilisateur (— défaut réductible par le progrès technique).

Selon Jacques Aumont, la photographie et par extension ces nouvelles technologies ne se substituent en aucun cas à l’œil :

L’appareil photographique n’est pas un œil, encore moins une paire d’yeux. Il ne subit pas les transformations optiques, chimiques et nerveuses qui frappent l’œil et rendent la vision sans cesse en mouvement et en changement. Il n’est pas frappé de la même manière par la lumière, les contrastes et la valeur temporelle de la perception. Il n’est pas habité en permanence par l’attention et la recherche visuelle. Bref, une photo n’est pas une vue de l’œil que l’on aurait figée38 

Flusser défini l’image en dimensions — il oblitère que l’information contenue en noir et blanc est aussi une dimension — l’image en couleur en contiendrait donc plus ?
Au départ, la photographie fixe une image en noir et blanc. Elle permet par l’absence de couleurs de créer une distance avec son référent, ainsi Flusser indique : « Les photos en noir et blanc […] manifestent plus clairement de leur origine théorique39 ». Pour lui l’apparition de la couleur rend ces images mensongères, car elles dissimulent leur origine théorique.
Distinction chez les photographes lors du choix de la pellicule photo. De nos jours, le noir et blanc est un filtre donc une altération d’une photo couleur. Edgar Morin, à propos du cinéma explique : « La couleur, sans changer la nature esthétique de l’image, l’oriente dans un sens différent […] Le cinéma gagne en enchantement, mais il perd en charme40 » 

  1. R. Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 128↩︎

  2. Ibid., p. 138↩︎

  3. V. Flusser, Pour une philosophie de la photographie, op. cit., p. 32↩︎

  4. F. Soulages, Esthétique de la Photographie, op. cit., p. 26↩︎

  5. R. Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 55↩︎

  6. A. Rouillé, La photographie, op. cit., p. 330↩︎

Roland Barthes, à l’instar de Flusser, se méfie de la couleur « […] la Couleur est un enduit apposé ultérieurement sur la vérité originelle du Noir-et-Blanc. La Couleur est pour moi un postiche, un fard41 » — il faut cependant nuancer son propos : si lors de la rédaction de la Chambre Claire, la couleur pouvait être un ajout ; la photographie numérique intègre entièrement la couleur (il y a même une inversion, car le noir et blanc est devenu un filtre).
Le terme de « vérité originelle » reste cependant ambigu : il y a une divergence sur la valeur photographique chez Flusser et Barthes. Barthes la conçoit comme « une émanation du réel passé42 » alors que Flusser la considère comme les résultats d’un appareil dont l’intention est « […] de transformer la signification du monde43 ».

Pour François Soulage : « La photographie n’est pas la restitution de l’objet monde, mais la production d’image qui interprète en quelques phénomènes visibles et photographiable d’un monde particulier existant dans un espace et une histoire donnée44 ». Mais est-ce qu’une photographie en couleurs dissimule ses origines théoriques, peut-elle se superposer au réel ? Est-ce que le document photographique veut nécessairement se superposer au réel ?
« Le “pictorialisme” n’est qu’une exagération de ce que la Photo pense d’elle-même45 », écrit Roland Barthes ; or c’est un mouvement dans le rejet de l’esthétique photographie et qui puisse son imaginaire dans les mouvements picturaux précédent. C’est un mouvement qui prend naissance au début des années 1890, donc dans un second temps par rapport aux prémices photographiques. Dans les théories de Masure et Huyghe, c’est un mouvement qui aurait dû avoir suffisamment de recul sur les questions esthétiques propre à la photographie, or il ne développe pas une esthétique propre, mais reste dans une transposition de l’existant.
« Le paradoxe majeur du pictorialisme : à vouloir frénétiquement amener l’art photographique à se confondre avec la peinture, le parangon de l’art, au risque de manquer la peinture et de perdre la photographie46 », indique André Rouillé— cet art hybride veut donc être héritier du Tableau.

  1. Ibid., p. 332↩︎

  2. Ibid., p. 333↩︎

  3. Id.↩︎

  4. Id.↩︎

  5. A. Weill, Le Design graphique, Paris, Gallimard, 2003, p. 14↩︎

Le pictorialisme s’affranchit le plus possible de la dimension photographique, à cause de « l’ère de la marchandise47 » qui connait en 1890 une extension considérable avec notamment l’usage photographique d’une « classe de loisir48 » qui pour les pictorialistes produit des images qui « […] souffrent d’une perte importante de qualité, tant technique qu’esthétique49 »— or pour André Rouillé, cette vision omet « […] la spontanéité inouïe, c’est-à-dire un potentiel exceptionnel d’invention et d’audaces formelles50 ». On retrouve donc cette critique de l’accessibilité des techniques reportée, plus d’un siècle plus tard, dans l’usage d’IA — position d’autant plus marquée par l’accessibilité des techniques de machine learning — où « il suffit » d’avoir un ordinateur pour produire ces nouvelles images, comme l’a révélé le passage de questions-réponses du Forum Vertigo au centre Pompidou.

Le pictorialisme est donc une forme de rejet de l’industrie (rejet partagé avec Baudelaire), et par extension du capitalisme. Il peut faire aussi écho au mouvement des Art & Craft dont la production veut se distinguer des ersatz industriels : il « […] refuse la sempiternelle copie de modèles abâtardis51 ». Ici, l’image pictorialisme veut donc se distinguer de l’image photographique, mais finie par être ersatz des images de Salon.

  1. V. Flusser, Pour une philosophie de la photographie, op. cit., p. 31↩︎

  2. Ibid., p. 32↩︎

  3. Ibid., p. 33↩︎

  4. Définition de Jouet Ibid., p. 116↩︎

  5. Id. Définition de Jeu↩︎

  6. Ibid., p. 35↩︎

  7. A. Rouillé, La photographie, op. cit., p. 339↩︎

Flusser se questionne : « Y aurait-il un capitalisme de la photographie52 ? », pour lui cette question est absurde, car la photographie, bien qu’apparut à l’ère industrielle, est un objet post-industriel. Il n’y a pas de rapport entre les détenteurs des moyens de production et une potentielle classe ouvrière photographique. « Toutes ces questions perdent de vue l’essentiel, parce qu’elles proviennent elles-mêmes du complexe industriel53 » — « La photographie ne travaille pas certes, mais il fait bien quelque chose : il produit, traite et stocke des symboles54 ». « L’appareil photo n’est pas un outil, mais un jouet [jouet selon Flusser, à savoir : “objet servant à jouer55”, et le jeu est une “activité qui est une fin en soi56”] et le photographe n’est pas un travailleur, mais un joueur : pas un “homo faber”, mais “homo ludens57” ». Ainsi, André Rouillé explique : « Le rejet vigoureux de la photographie pure est au fondement même du pictorialisme qui voit en elle l’incarnation parfaite de ce qu’il refuse : l’enregistrement, l’automaticité, l’imitation servile, la machine, l’objectivité, la copie littérale58 ».